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Parfois, je fais la liste de tout ce que j'ai perdu. Dans un bouquin, Delphine de Vigan écrit que vieillir, c'est apprendre à perdre, mais c'est l'histoire d'une grand-mère qui perd les mots. Moi, j'ai vingt-quatre ans. J'ai commencé à perdre à seize ans : est-ce que grandir, c'est perdre aussi ? La liste ne fera rien revenir. Et rien n'est perdu. Elles dorment, ces choses-là. Elles dorment seulement.
Dans la perte, j'ai trouvé le courage. Malgré le cœur battant à tout rompre, malgré les mains qui tremblent, malgré les nausées, j'ai trouvé le courage - pas de tout, pas pour tout. Et revoilà la liste, de toutes ces choses qui me paralysaient et qui sont maintenant envisageables. Parfois je crois être fière, mais je crois aussi qu'il n'y a pas de quoi être fière d'être capable de vivre son quotidien comme tout le monde. J'ai, dernièrement, trouvé un nouveau médecin, pour remplacer celui qui soupire et jette les ordonnances en face de lui sans vraiment réfléchir. J'ai trouvé un prétexte et puis j'ai parlé du stress. Juste du stress, parce que le stress, ça va, c'est commun, et je m'étais entraînée avant, pour ne pas vaciller, et lui il a utilisé le mot angoisse, déjà, déjà c'était validé. Il faudra maintenant avoir un courage plus grand et pousser des portes pour risquer la stabilité mal acquise qui, je crois, résulte du processus de perte.
Tout, ce semestre, interroge qui je suis. Je me perds dans les CV, dans les présentations. On dit qu'il faut choisir un sujet qui m'intéresse, mais je suis arrivée à l'étape ultime de la perte - plus rien ne m'intéresse. J'essaie, à défaut de lister ce que j'ai perdu, de retrouver ce qui m'a fait vibrer. Les spectacles, les rencontres, les enseignements me reviennent du fond d'un gouffre à la surface trouble et sombre. Il y a des bribes, des sensations d'émerveillement, des images brouillées. Ce n'est pas suffisant. C'est comme si j'avais vécu longtemps.
Et à la fois j'ai hâte, malgré les pertes, malgré l'angoisse intersidérale qui m'habite, de voir. De savoir qui je serai, d'apprendre où je me serai dirigée, avec qui, pourquoi. J'ai hâte de grandir pour de bon, et j'espère me voir : (liste).
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Je t'entends mais je n'arrive pas à t'écouter. Il y a la foule autour, ça parle, ça fume, les vieux descendent les escaliers lentement, les lumières par terre, les lampadaires, le froid mordant, les lycéens un peu plus haut, les vélos, les gens qui surgissent essoufflés, et puis je te regarde et je te fais répéter, j'ai entendu le début mais la fin m'a perdue, ta réponse mais pas ta question, des fois je réponds n'importe quoi à cause de ça. Et puis les lumières dedans, le code, la porte, le numéro. J'entends la foule qui bouge et qui respire, ça rentre, ça s'assied, ça ressort, ça se salue et ça s'assied encore, ça passe devant, derrière, ça se lève, ça laisse passer, ça pianote en attendant que les lumières s'éteignent. Il n'y a plus rien à quoi me raccrocher - les premières années, il y avait une personne sur qui se concentrer mais il a fallu apprendre à fonctionner sans. A côté de moi, je ne connais pas, droite-gauche-devant, des têtes, des mains, des corps, des téléphones, des masques et des cheveux, depuis que je suis entrée je suis réfugiée dans un coin de la tête, tout en haut, perchée, un peu pliée, et je ne peux qu'observer. Qui s'affaire, qui communique de loin, qui renseigne, d'où vient la fumée, quelle partie exacte du plancher bouge à ce moment. Ensuite vous êtes deux et c'est plus facile, je redescends du perchoir un peu fatiguée et gelée par le vent glacé, mais pour la première fois en plusieurs mois je regrette un peu d'avoir décliné.
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Il faut beaucoup de biscuits décorés pour passer à travers, et la musique un peu plus fort pour ne pas penser, il faut contrer la tristesse immense par tous les moyens mais tout m'y ramène - les costumes, la fête, les paroles, les décorations - je m'y ramène, c'est plus fort que moi, ça a l'air volontaire même, parce que j'ai écouté deux podcasts, parce que j'ai acheté un livre, parce que j'ai rendu visite,
tout claque
je grieve ce que j'aurais pu avoir
je grieve ce que j'aurais pu être
parce que tout continue, d'ailleurs ils fêtent Noël ensemble avant de venir - et personne ne l'a dit, personne ne dit jamais rien, alors c'était une claque supplémentaire, la trahison est oubliée puisqu'au fond l'explosion n'a tué personne
Il n'y a plus de flash et je me souviens seulement de la couleur des yeux mais impossible de rester, je crois.
Il n'y a plus de flash mais il reste les lettres, qui donc a transmis l'adresse à chaque déménagement - point d'interrogation, les lettres que je surprends à traîner sur un carton quand elles ne me sont pas adressées.
Sur les jours J rien ne transparaît - il y a autre chose à penser. La joie d'être ensemble de l'autre côté, les préparatifs, les repas, les nouvelles. Sur les heures entre, c'est plus compliqué, parce que je saisis des mots au vol, parce que je me retrouve coincée dans des conversations qui me donnent envie de disparaître. Je m'étais dit, la mise au point aura tout réglé, brisé ce qui empoisonne, et puis non, j'entends encore - et la colère me remplit - quelque chose comme on ne sait toujours pas ce qui s'est passé. On parle à mon père car mon père écoute et je suis là, en dommage collatéral, à entendre des mots qui me poignardent, bien sûr que si, on sait
et les nuits suivantes
les mauvais rêves.
J'étire les soirs pour effacer le réveil fatidique de trois heures du matin ; les rêves persistent et la fatigue revient et sortir paraît insurmontable.
Je voudrais ne plus dormir
Tout passe
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Il y a eu, en deux semaines, une trêve dans la douleur, un cours de théâtre incroyable qui nous a dit ça y est, on s'approche de, un vingt sur vingt en critique qui fait bah oui, et aussi des compliments, des encouragements, et quatre jours au pays de cigognes, sans cigognes mais avec de la neige, des lumières partout dans la nuit, un train express aux sièges bleus si confortables après le froid mordant, un épisode de La Poudre qui lui aussi dit bah oui, des biscuits et du jus de pomme chaud,
il y a eu Carmen comme une révélation, une fulgurance, et j'avoue ça bout depuis
il y a eu le détour d'une conversation, tu n'as peut-être pas envie d'en parler, la glace et la réactivation douce mais tenace : je crois qu'à ce moment j'ai souri - comment ?
il y a eu encore, un meuble qui réconforte, des feux de cheminée, des spaetzles, des chats, de la musique enfin,
et peut-être que je comprends ce qu'elle a voulu dire quand elle m'a dit que je devais apprendre à faire la part des choses
mais je crois que je ne veux pas,
Toreador, en garde
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Feelings are gone.
What do I feel?
Fear.
I draw limits. No more crime series. Very few violence on screen. Age limit is under 10.
I draw limits. No alcohol, never ever ever.
I draw limits. Never more than one day alone without going out for a walk.
My aunt asked me, but what do you do of all that time off?
I don't know. I think it's a mess. I think I do nothing. I think I'm sick.
I seek reassurance and comfort. It's hard to be alone and I haven't managed to stay there for a whole weekend.
I want the fire lit up in the chimney and the smell of cookies coming from the kitchen. I want a bed in a house where I'm not alone and where I am not in charge.
I still get up and go to school but why do I even go.
I'm unsure whether the world will still exist in thirty years.
I cannot imagine what I'd look like in thirty years.
I can't see myself still living in thirty years.
Am I sick?
Pain has come back. There's pain now, I mean real pain, I mean physical pain. I whisper heal me but it feels like there's no ending of it.
I see everyone around me thrive. People my age thrive. They do so well. Their lives have meaning. And they are beautiful and I'm happy for them and I'm not envious I just wish I was doing a quarter as good as they do.
It's not mental pain. It's nothing. It doesn't even exist. Just like that place. Doesn't exist.
I feel like there's a wall somewhere. A plexiglass sheet. How do people even have a life?
A solid transparent sheet that I can't even see but that keeps me from growing up a little more.
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Les désaccords grondent au loin. Je les surprends au cours d'une conversation, d'un appel, d'une remarque un peu amère, ça rappelle des souvenirs d'il y a longtemps et c'est pas drôle, c'est dangereux, et en même temps je ne sais pas comment naviguer avec eux. Pendant longtemps j'ai fait comme s'ils n'existaient pas. J'ai répondu aux messages, j'ai souri aux bonnes paroles, j'ai donné les réponses aux questions, comme ça, presque avec le sourire. Mais qu'est-ce qu'on fait quand ça n'est plus possible ? Quand ça atteint trop les autres autour, quand ça tourne à la nécessité d'une fuite à laquelle on ne voulait pas s'attendre ?
Peut-être que c'est dans ces moments qu'on fait la part des choses - je ne sais toujours pas ce que ça veut dire.
Je ne sais pas si on va juste passer au travers.
Beaucoup de choses moins graves, qui m'attaquent encore : les exercices d'improvisation et la panique de ne pas savoir quoi dire, les journées d'angoisse face à l'ordinateur, quand bien même j'ai des cours de critique depuis trois ans, les courses que je repousse depuis une semaine, comme avant, et toutes ces choses de la vie étudiante ici que je retrouve, alors que je ne devrais pas, que ça devrait être fini tout ça.
C'est marrant, juste après il y a le soleil et le ciel bleu que j'aperçois entre les bâtiments, le soleil dans mes yeux quand je rentre de la fac le midi, systématiquement, une certaine douceur à cet automne un peu bizarre, un timide espoir que ce soit bientôt fini, un diplôme mention très bien, deux-trois oiseaux de nuit et la prof qui dit j'emmène les L3, est-ce que vous voulez venir (bien sûr que oui).
Quand j'étais ado je lisais P. sur internet, je disais rien, je commentais pas, enfin si, le jour où elle est partie pour dire merci, d'avoir mis autant de poésie dans ma vie, et d'avoir ouvert devant moi une nouvelle page à écrire. P. parle maintenant d'autofiction quand on lui rappelle ces années. Un peu plus de liberté qu'avec le vrai de vrai. C'est quoi ici ? Une autofiction aussi ? J'aime bien ce mot. Les blogs sont dépassés mais avant, quand c'était hype, c'était l'espace performatif rêvé pour l'autofiction. J'ai essayé d'être quelqu'un d'autre mais je n'y parviens pas : ici c'est vrai mais la vérité remodelée à travers les virgules, les italiques et les répétitions.
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Paris, 2034. La ville se reconstruit après de terribles attentats. Clarissa vient de quitter son mari ; elle trouve refuge dans une résidence ultramoderne et sécurisée, réservée aux artistes, fraichement construite sur les lieux du drame. A mesure qu'elle apprend à vivre avec sa nouvelle assistante - une intelligence artificielle qu'elle choisit d'appeler Mrs Dalloway, elle devient méfiante. Elle se sent épiée, utilisée même, piégée par l'équipe scientifique qui régit ce qui lui semblait l'endroit parfait pour tourner la page. Car Clarissa est écrivaine, et s'il y a bien quelque chose qui manque aux intelligences artificielles, c'est la capacité à créer. Craintes fondées ou paranoïa ? Ses proches penchent pour la deuxième option : Clarissa se retrouve seule, presque seule.
Ce qui saute aux yeux, dès les premières pages, ce sont ces éléments typiques aux romans de Tatiana de Rosnay que l'on retrouve : l'obsession pour les lieux et la porosité entre ces lieux et les humains qui les habitent, sa passion pour Virginia Woolf et Romain Gary, et la dichotomie franco-britannique du personnage principal (au point qu'on en vient à penser que Clarissa, c'est vraiment un peu Tatiana). Mais s'il y a bien un sujet dans lequel on ne l'attendrait pas, ce sont les robots. Elle installe son personnage dans un futur très proche, campe un univers et une temporalité si bien structurée en fonction des problématiques actuelles qu'on s'y croirait vraiment. En 2034 chez Tatiana de Rosnay, tout a progressé : le terrorisme, bien sûr, le réchauffement climatique, et la science. Si toute la réflexion menée sur les robots et l'automatisation de la vie, mise en parallèle avec le récit de la séparation, fonctionne bien, on regrette peut-être les tirades faciles sur les jeunes et leurs écrans : l'humain n'a pas en soi vraiment changé, ce qui n'étonnera personne.
D'autres sujets - le deuil, la vieillesse, les rapports familiaux, traités avec une grande finesse - apparaissent et contribuent à tisser une toile de fond plus riche et complexe que l'on ne l'imagine au début. Le style clair et moderne de l'autrice fait surgir grandes lignes et les détails à mesure que l'angoisse monte, même si l'on ne connaîtra jamais tout de Clarissa, qui reste mystérieuse jusqu'à la fin. La dystopie dressée, que l'on n'espère pas trop annonciatrice, pose la question de la sortie du monde robotisé et automatisé : un retour à la vie d'avant et surtout à l'humain est-il encore possible ?
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